mercredi 27 juillet 2016

Notes sur « Archéologie de la violence » de Pierre Clastres


Ce petit volume, Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives, publié l'année même de sa mort, en 1977, est fondamental dans l’œuvre de Pierre Clastres. Il l'est aussi dans l'histoire de l'anthropologie, puisque Clastres se donne comme tache d'y pallier un manque, mais aussi de prendre à contre-pied le peu qui a été dit jusqu'alors par les grands spécialistes sur la guerre dans les sociétés primitives : pour Clastres la violence, et plus particulièrement la guerre – sujet délaissé, refusé, ignoré – constitue le fondement même des sociétés primitives.
Trois « discours » classiques sont réfutés : le « discours naturaliste », « le discours économiste », le « discours échangistes ».

Le « discours naturaliste » et notre « théorie mécaniste »

Le « discours naturaliste », concentré dans la théorie d'André Leroi-Gourhan (spécialiste de la préhistoire), veut que la guerre soit le résultat de l'évolution naturelle de l'Homme, qui de chasseur serait devenu guerrier. L'argument opposé par Clastres est le suivant : « La société humaine relève non de la zoologie, mais de la sociologie ». Bref, la guerre n'est pas de l'ordre de l'instinct, mais de l'ordre de l'institution. Il n'a pas d'enchaînement logique avec la chasse qui a pour but de se nourrir, non pas de conquérir.
Cet argument apparaît plus lumineux quant on le compare à la « théorie mécaniste » de l'évolution politique, que nous développons nous-même. Il vient rendre du jeu là où la machine pouvait devenir « infernale ».
En quoi consiste cette « théorie mécaniste » ? Elle consiste à expliquer l'évolution politique de la société selon des dynamiques de fonds, qui dépassent en durée et en puissance l'influence de la volonté humaine. Les bénéfices étant de minimiser le rôle de l'individu dans l'évolution politique globale, à la fois pour contrer cet individualisme occidental comme conception ontologique privilégiée, et pour remettre en cause le moralisme politique qui vise à écraser l'individu en lui imposant des devoirs (moraux donc) générés par le pouvoir à seule fin de se maintenir (pour prendre un exemple concret : l'obligation morale de voter contre les extrémismes que le pouvoir par ailleurs favorise). Ce processus est parfois cynique (stratégie consciente des politiciens – qui jouent avec le feu et le diable), parfois de manière plus fondamentale (l’État – comme le mot l'indique du reste – est ce qui cherche à se maintenir, peu importent les personnalités qui le constituent : ce qui veut aussi dire que peu importe la sensibilité politique du pouvoir – de l'extrême-gauche à l'extrême-droite – tant qu'il ne mute pas en fascisme, il agira, à quelques détails près, de la même façon).
Rappeler que « la société relève non de la zoologie, mais de la sociologie » permet de ne pas s'enferrer dans un fatalisme nihiliste (qui est un des dangers de la théorie mécaniste – ou du moins une des critiques qu'on aime formuler à son encontre, puisque c'est le plus simple). Dans ces bradyséismes inhumains, il faut insister sur le principe que les possibilités de changement sont infinies. Pour le dire autrement : on peut toujours changer le cours des choses, à l'échelle du temps humain (celui d'une vie), mais pas en profondeur (ce qui demande plusieurs générations) : ces modifications seront nécessairement de courte durée, constitueront des « bulles » : ce sont les révolutions, les « communes », mais aussi les association, voire les amitiés, voire même le couple... mais développer tout cela nous porterait trop loin.

Le « discours économiste » et la lointaine perspective d'une décroissance

Le « discours économiste » veut que la guerre apparaisse à cause des pénuries, particulièrement de nourriture, chez les sociétés primitives. Elle présuppose que les sociétés primitives sont des sociétés qui vivent dans la pauvreté, l'indigence, le besoin. Le contre-argument est simple : cet état d'indigence supposé n'est pas réel. Je ne rentrerai pas dans les détails. Mais cette réfutation est d'autant plus intéressante aujourd'hui qu'on réfléchit à une décroissance généralisée de la société, et qu'on expérimente des communautés ou des régimes partiels de décroissance (à la campagne, mais aussi en ville, à l'échelle d'une communauté, mais aussi à une échelle individuelle – c'est-à-dire morale). Que les sociétés primitives se satisfassent de ce qu'elles ont, sans volonté de progrès technique ou d'évolution « positiviste » quelconque, apparaît évidemment comme une crédibilisation de la pensée décroissante qui pâtit d'une image d'« arriérisme ». On dit que la richesse n'est pas dans les biens, mais non seulement rarissimes sont ceux et celles qui les limitent (il n'est pas question de diogénisme, mais plutôt de réinvestir à tous les niveaux de l'entendement et du sentiment les objets qui nous entourent – cet investissement en limitera nécessairement le nombre), plus rarissimes encore peut-être sont ceux et celles qui n'ont pas une représentation intériorisée négative de la pauvreté (non seulement parce qu'elle est rarement voulue, mais surtout parce que la société exclue – légalement autant que moralement – les pauvres).

La remise en cause des fondements de l'anthropologie

Le « discours échangiste » est canalisé par Claude Lévi-Strauss : mieux, il « soutient [son] entreprise sociologique ». C'est donc aux fondements même de l'anthropologie que veut s'attaquer Clastres. C'est le véritable objectif de l'essai. Sans toutefois aller jusqu'à vouloir invalider l’œuvre lévi-straussienne dans son ensemble (« Mais (…) le texte discuté, d’ailleurs mineur, ne met nullement en jeu la théorie générale de l’être social telle que l’a développée Lévi-Strauss en des travaux d’une autre dimension. »).
La théorie de Lévi-Strauss veut que la guerre soit le résultat d'« échanges malheureux » (nous sommes dans le discours du don et du contre-don, par ailleurs développé par Mauss). À cela Clastres rétorque que la guerre n'est pas une conséquence mais une constituante : elle est constitutive de la société primitive parce qu'elle permet à cette société de persévérer dans son être-un. En effet la société primitive est définie par son unicité, sa « pureté », qu'elle est sans État parce qu'elle n'a pas besoin d'« unifier » des composantes sociales hétérogènes (contrairement aux nôtres...), qu'elle est donc « centrifuge ». La guerre préserve cette concentration. C'est à partir de là que se font les échanges, selon Clastres, et non l'inverse.
À partir de là, Clastres voit les possibilités d'un renouveau de l'anthropologie sociale, qu'il n'aura pas le temps de développer puisqu'il meurt dans un accident de voiture en 1977 à 43 ans.

Questions

C'est donc davantage le thème de la guerre que celui de la violence qui est le sujet de ce petit livre. De violence au sein même de ces sociétés primitives, Clastres ne parle pas. Si l'individu n'est pas reconnu dans son unicité dans les sociétés primitives, est-ce que cela signifie qu'il n'y a pas de violence interne ? Cette question aux multiples retombées contribuerait aux réflexions sur l'individu, sur la sociologie du groupe, et bien d'autres choses encore. De la même façon, il n'est pas question de « criminalité ». La criminalité est-elle absente des sociétés primitives ? Cela serait étonnant, et on imagine toute la portée d'explications sur ce point.
Mais si Clastres ignore cette dimension de la violence, c'est qu'il s'intéresse seulement à la violence institutionnelle, et qu'il cherche à la séparer de cette violence « naturelle » à laquelle on a voulu, depuis le XVIe siècle (en dehors de Montaigne et La Boétie – dont il se réclame sans cesse), réduire la guerre dans les sociétés primitives.

Bellicisme clastrésien en tant que condition de la liberté

Une dernière question, fondamentale, reste en suspens : si la violence est constitutive des sociétés primitives, quand est-elle apparue ? Depuis quand y a-t-il la guerre ? Clastres fait mention, presque au vol, en tout début de l'essai, de la réalité de la guerre depuis les Australopithèques, c'est-à-dire, pour être clair, depuis que l'Homme est Homme, et non plus animal. La guerre, ainsi, est ce qui différencie l'humain de l'animal. La guerre, nous dit Clastres, n'appartient pas à l'instinct, mais à la culture, à l'institution. On sait combien ce point est épineux. L'archéologie ne vient pas forcément confirmer cette vision des choses, et chaque découverte de squelettes portant les marques d'une agression belliqueuse fait l'objet d'une médiatisation qui vient prouver la rareté du phénomène, autant que la propagande belliciste de notre époque en guerre.
L'essai se termine sur un air martial. Après une fronde contre l’État (« Qu'est-ce que l’État ? C'est le signe achevé de la division de la société, en qu'il est l'organe séparé du pouvoir politique : la société est désormais divisée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. »), typique de la pensée libertaire de Pierre Clastres (dont l'ouvrage le plus célèbre est La Société contre l’État), celui-ci oppose l'être-pour-la-guerre à cet État dominateur. Comme Clastres est contre l’État, il semble se positionner pour la guerre (« l’État est contre la guerre, la guerre est contre l'Etat »).
Ce bellicisme est peut-être symbolique : la guerre pourrait être la vitalité d'une société qui ne connaît ni l'aliénation ni les conflits intestins. Il pourrait même renvoyer à une « force vitale » nietzschéenne que Clastres sentirait en lui-même. Mais je crains que ce serait surinterpréter le texte ou l'interpréter d'une manière trop personnelle. Pas de paix pour les peuples primitifs, pas de paix pour les peuples insoumis. Cette archéologie s'achève donc sur un éloge de la guerre assez déconcertant.
Cependant, la position belliciste de Clastres ne concerne a priori que les sociétés primitives qui n'ont pas connu la servitude (pas besoin d'avoir connu la servitude, nous dit Clastres, pour ne pas vouloir la servitude : ainsi est évacuée toute velléité de mysticisme rédemptionniste ou eschatologique). Il y aurait donc une nostalgie de cette « société-pour-la-guerre » libre, qui refuse l'unification puisqu'elle est Un, qui refuse l’État puisqu'elle la diviserait. Nostalgie d'un monde que Clastres n'aura jamais connu – et relent donc, malgré tout, nous semble-t-il, d'idéalisme...

Possibilité du pacifisme ?

La question qui vient en tête après la lecture de cet opus génial, c'est : peut-il alors ne pas y avoir de guerre ? Que le paix soit un régime de société souhaitable, qu'on pense aux camps de concentration pour s'en convaincre. Certainement, là encore, il faut faire attention : la guerre des sociétés primitives n'est pas la guerre moderne où se confrontent deux ou plusieurs États (les guerres actuelles sont des guerres d’État, des guerres de soumission/domination).
Mais, néanmoins, c'est cette pensée du pacifisme, mise à mal par les deux guerres mondiales du XXe siècle, qu'on voudrait voir redéveloppée quelque part, alors qu'il semblerait qu'on l'ait malheureusement totalement dénigrée ou quasiment oubliée. Et sur cela, il y aurait tout un livre à faire.

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